Atelier d’écriture (2018)
Sous la conduite de Max Obione. Voici les textes écrits par les participantes à l’atelier.
Ça
C’est ça qu’elle me disait, je me rappelle. Elle avait l’air méchant quand elle me parlait. Elle me regardait pas. Elle enfilait ses gants, elle débouchait des flacons, elle dépliait des serviettes, elle me tournait le dos exprès. Et elle grondait.
— Un peu de volonté que diable !
Ça puait le désinfectant, j’avais envie de vomir. Et ça me faisait tellement mal. De l’autre côté du mur on entendait quelqu’un crier. Elle, alors, elle me lorgnait d’un œil noir comme si c’était ma faute. Elle disait :
— Ces Africaines, faut toujours qu’elles braillent !
Moi je me taisais. La dignité, j’avais compris, c’était de se taire.
Mais de la volonté, j’en avais pas.
J’avais rien voulu. Rien. Ça m’appartenait pas. Ça avait poussé là contre mon gré. J’y pouvais rien. Alors j’oubliais. Je faisais comme si c’était pas réel. Je regardais ailleurs. A l’horizon. Comme si ce corps là, c’était plus le mien, comme si j’étais plus responsable.
Non, la volonté ça n’avait jamais rien eu à voir avec l’histoire.
Et ce jour-là non plus. Je me taisais. Je voulais pas me faire gronder, c’est tout.
Après, c’est venu tout seul. J’ai laissé faire. A l’intérieur ça poussait et moi je pensais à autre chose. A dehors, à mon boulot au restaurant, à la vaisselle que j’avais pas eu le temps de faire. Au rendez-vous chez le coiffeur que j’avais oublié de prendre. A René qui m’avait pas appelée depuis des semaines. Au parfum des lys quand je passais devant chez le fleuriste, j’en achetais jamais parce qu’ils étaient trop chers.
Vite, me remettre debout, m’en aller, renouer le fil interrompu des jours. C’est ça que je voulais. Ça a glissé hors de moi comme un poisson chaud et gluant. Ça a hurlé. J’ai pas regardé. J’avais plus mal. Je croyais que c’était fini. J’avais pas réalisé. Elle a voulu que je prenne ça dans mes bras, moi je voulais pas toucher, ça me dégoûtait, une drôle d’odeur. Celle de l’intérieur d’un ventre. Ça pouvait pas être le mien. Il fallait nourrir ça. Il parait que j’aurais dû avoir du lait dans les seins mais j’ai dit que j’en avais pas. Et c’était vrai. Pourquoi j’en aurais eu ? Ils se sont débrouillés. Moi j’ai dormi. Beaucoup dormi. Quand ça braillait la nuit, je sonnais, j’engueulais l’infirmière, pas moyen de fermer l’œil. C’est quoi ça ?
Elle disait :
— C’est votre enfant madame.
Je la regardais sans comprendre. Ses mots se perdaient en moi comme dans un puits. On les entendait ricocher sur les parois et puis sombrer. Je voulais rentrer. Ils m’ont obligée à prendre ça avec moi.
Je l’ai posé sur le lit avec ma valise. Je me suis dit que je rangerais tout ça plus tard. J’avais envie d’air, de soleil, de vent dans les cheveux. J’avais envie de légèreté. J’ai appelé René. Il est passé dans ma rue, j’ai sauté dans sa belle voiture blanche. Et j’ai dit :
— Direction la mer !
C’était bien… Le goût de la bière, des grains de sable entre les dents. Et puis la douceur de la peau de René, là, juste au creux de la nuque, quand il se penchait sur moi.
On est resté huit jours. J’avais appelé le restaurant, ça faisait longtemps que j’avais pas pris de vacances. René m’a dit :
— T’en as fait quoi ?
J’ai pas compris. J’étais réconciliée avec ma vie, c’est tout. Il y avait pas eu de parenthèse, juste une ellipse.
Quand je suis rentrée, y avait la police. Et la concierge. Sur le lit, j’ai vu un rai de lumière tendu entre le store et ça, ça qui n’existait pas.
Véronique Garrigou
Dans le ventre de la mer
Un peu de volonté que diable ! Jean-Pierre se redresse dans son fauteuil, attrape son paquet de Winston, en sort une. Grésillement de l’allumette, rougeoiement de la cigarette. Il tire une longue bouffée, sent son corps se détendre peu à peu. A travers la vitre de la fenêtre, la coque turquoise d’un porte-conteneurs, sous l’amoncellement ordonné des boites qu’il transporte.
L’homme se lève, ouvre la baie, s’accoude à la rambarde du balcon. La brise marine, l’immensité de l’horizon, le mouvement des vagues, il devrait renoncer à tout cela ? En contrebas, deux goélands se disputent le contenu d’un sac arraché à une poubelle. Leurs piaulements aigus emplissent tout l’espace. Jean-Pierre repense à leurs cris à eux, tout à l’heure. A sa décision à elle, irréversible. Au claquement de la porte derrière sa silhouette. Il va falloir qu’il trouve, vite, une solution.
La coque turquoise a disparu dans les profondeurs du port, là-bas. La mer se déploie, vide, grise sous le ciel d’octobre. Brusquement, une odeur âcre de brûlé envahit ses narines. Jean-Pierre soupire, s’arrache à sa contemplation. La tarte que Catherine enfournait quand la dispute a éclaté ! Sûrement bonne à donner aux goélands !
Il a abandonné le dessert carbonisé sur le coin de l’évier. A enfilé son vieil imperméable. Il va marcher, enfoncer ses tennis usées dans le sable de la plage. Et réfléchir.
Rudesse et inconfort des galets. Puis souplesse des grains blonds dans lesquels se perdent ses pas, avant la dureté spongieuse du sable que la marée vient de découvrir. Il remonte le col de son pardessus. Avance, absent au monde qui l’entoure. Se souvient.
Leur emménagement dans cette maison, perdue au bout de la plage. Sa réticence à elle, déjà. Mais c’était une belle maison, elle allait pouvoir impressionner ses amies. Et puis, c’était en mai, il faisait beau ! Lui savait les mers d’hiver sournoises, tempétueuses, les ciels de plomb, les hurlements des rafales, la violence des rideaux de pluie écorchant la peau des vagues. Mais lui voulait cela. Depuis quarante ans. Toute une carrière passée dans le ventre de la mer, au cul des machines des bateaux. Dans le bruit, la graisse, la sueur, la chaleur jusqu’à la suffocation. Alors oui, il en avait rêvé. Se lever chaque matin dans le bruissement des vagues, vivre chaque jour au rythme des marées, se coucher chaque soir face aux flamboiements des crépuscules. Et respirer à pleins poumons l’air iodé de la mer.
— Bonjour !
Jean-Pierre sursaute. Il n’a pas vu arriver face à lui la jeune femme.
— Bonjour !
Elle s’est déjà éloignée. Sous un parapluie fleuri d’énormes marguerites. Surpris, Jean-Pierre se passe la main dans les cheveux, la retire humide. Il doit bruiner depuis peu. Il est temps de rentrer. Il passera d’abord chez Bidault choisir un gâteau pour ce soir. Pour remplacer la tarte carbonisée. Et éviter une nouvelle dispute.
oOo
Louise est arrivée à 20h30, comme d’habitude. Cheveux teints en bleu, piercing dans le nez, jean déchiré. Elle s’est avachie dans le canapé, a sorti un cigarillo de la pochette suspendue autour de son cou, a réclamé un Bourbon sans glace. Jean-Pierre s’est demandé, comme à chacune de ses visites, si elle mûrirait un jour.
Il a perçu une complicité inhabituelle entre Louise et sa mère. Ce soir, pas de récrimination contre l’odeur de tabac qui allait imprégner les rideaux, contre son goût pour les alcools forts, sa tenue très, trop immature. Relativement inquiet, il a mangé sans appétit. La conversation a roulé autour de généralités. Mère et fille se souriaient, s’approuvaient mutuellement. Lui s’enfonçait dans une appréhension grandissante. Et puis Catherine l’avait envoyé à la cuisine chercher le dessert, puisque c’est lui qui l’avait choisi.
Il sort le gâteau du carton, dubitatif devant son achat. Une masse blanchâtre, gélatineuse, sur un socle de biscuits, le tout nappé d’un sirop jaune. Il rattrape de justesse une cerise confite échappée au nappage, se poissant les doigts. Une onde de dégoût le fait grimacer.
L’odeur du tabac le prend à la gorge à son retour dans la salle à manger. Les deux femmes l’attendent, silencieuses. Catherine a elle aussi un cigarillo entre les doigts. Le défiant du regard, elle le porte à ses lèvres et aspire lentement.
— Pose le plat, Papa. Maman m’a parlé. Et elle a pris la bonne décision.
— Parce que tu es déjà au courant ?
— Oui. D’ailleurs, elle a connu Jean-Mi au théâtre, en venant me voir dans mon dernier rôle. Parce que Maman, elle, elle s’intéresse à ce que je fais ! Pose le plat.
Machinalement, Jean-Pierre obéit. Il sent la nausée monter. L’odeur des cigarillos ?
— Et elle t’a dit quoi exactement ?
— Eh bien, que vous vous séparez. Qu’elle refait sa vie, comme on dit. Et que vous vendez la maison. Ce qui est plutôt bien. Ce bout du monde, cette solitude… De toute façon, c’était plutôt ton idée, non ?
Jean-Pierre s’assoit, désarçonné. Une onde de chaleur, de colère l’envahit. Des moucherons dansent devant ses pupilles. Ça ne va pas. Ça va trop vite. Que Catherine parte donc, il n’en a plus rien à faire ! Mais la maison… Un coup dans le pied de la table ébranle la masse gélatineuse qui frissonne dans le plat. Haut le cœur…
Il les a laissées devant le gâteau. N’a eu que le temps de s’accroupir devant la cuvette, de s’y accrocher des deux mains. Il a tout rendu : les langoustines mayonnaise, la colère, la rancune, le poulet basquaise, la haine. Oui, il l’a bien sentie qui se frayait un chemin de ses tripes à ses lèvres. Elles allaient voir ! Il s’est redressé les yeux mouillés, la sueur au front. Goût acide dans la bouche. Brûlure dans les narines. Se moucher, boire. Il tire la chasse d’eau. Cascade de l’eau qui emporte tout. Se laver de cette amertume. Il règle le mitigeur de la douche.
C’est en en sortant que l’idée a jailli, lumineuse. Parce que le tapis de bain n’était pas à sa place. Simple ! Aucune violence, ou si peu ! Du sang ? Peut-être… Un achat à faire, et avec un peu de chance…
oOo
Les yeux ouverts sur l’obscurité, il attend. Au loin, le grondement des galets roulés par la mer. Le sifflement du vent. Jean-Pierre attend.
Clac ! Silence. Clac ! Clac ! A côté de lui, Catherine remue. Frôlement de ses pieds froids sur ses mollets. Ne pas réagir. Attendre. Clac !
— Tu entends ? Tu as mal fermé les volets en bas, ça claque.
Ne pas bouger. Ne pas respirer. De nouveau, le claquement sec du bois contre le mur.
— C’est pas possible un incapable comme toi !
Soupir. Oscillation du matelas. Maugréments de Catherine. Ses pantoufles sur le parquet. Ça y est, elle sort de la chambre.
Jean-Pierre se redresse dans le lit, les yeux écarquillés sur la tache claire de la porte ouverte. Tous les sens en éveil. Attente.
Cri de surprise, comme un trémolo. Bruit sourd dans l’escalier. Glissade d’une masse qui heurte régulièrement les marches. Bruit mat. Silence. Attente. Le volet claque.
oOo
C’est Louise qui tient l’urne. Digne, les yeux rougis. Sous sa tignasse bleue. Dans une robe courte fleurie qui découvre ses genoux. Que Jean-Pierre trouve laids.
Il est debout à la proue du chalutier. Le vent de la mer. Les ondulations de la mer. Le sel des embruns sur ses lèvres. Il a tant de mal à maitriser les muscles de sa bouche qui frémit, fourmille, esquisse un sourire aussitôt réprimé. Etonné de son indifférence à ce qui va se jouer dans quelques instants. Le bateau fend les flots, droit vers le large, enveloppé des piaulements d’une escorte de goélands.
Jean-Pierre glisse la main dans la poche de sa vareuse. Serre fortement le petit morceau de savon noir. Son talisman désormais. Ce qui reste du pavé cubique avec lequel il a graissé les marches de l’escalier, une à une, patiemment, ce soir-là, en montant la rejoindre.
Les goélands ont disparu. Silence. Le bateau, moteur arrêté, roule doucement bord à bord. Clapotis des vagues le long de la coque. Louise s’est mise à pleurer. Jean-Pierre pose ses mains au-dessus de celles de sa fille. L’éclat de la lumière du soleil sur le métal de l’urne lui brûle les yeux. En finir !
— Catherine, nous te confions à l’océan. Puisses-tu y reposer en paix !
Froissement de l’eau. Sanglots de Louise. Jean-Pierre essuie sur son bras une éclaboussure.
Fermer les yeux. Jouir du moment. Imaginer l’urne qui doucement s’enfonce dans le ventre de la mer. Ouvrir les yeux. Lumière !
Réjane Trouvé
La fuite
— Un peu de volonté, que diable !
Depuis des soirs elle lui glisse ça à l’oreille tandis que, lui, somnole lové sur son épaule.
C’est la fin de l’été. La pièce est sombre, les volets mi-clos, la fenêtre ouverte sur les odeurs du jardin. Cela sent les fruits mûrs, chauds de soleil, tandis que la peau d’Alban ne sent rien.
Ses cheveux bruns sont courts sur son front bas, ses lèvres fines. Les narines, légèrement dilatées, palpitent, les longs cils ombrant ses joues amènent un peu de sensualité sur ce visage rétracté.
Elle le respire. Elle l’aime mais il la dégoûte un peu.
Depuis le départ de leur mère, elle l’a nourri, soigné, lui a appris à lire, à faire du vélo.
Depuis que la télé est en panne, après dîner il se niche contre elle. Les premiers soirs, elle aimait, maintenant elle en a assez. Elle voudrait qu’il sorte, qu’il coure, qu’il cherche un job, ou au moins qu’il fasse semblant. Mais il ne sait pas mentir, tromper. Il préfère ne rien faire. Écouter le temps passer, comme le roulis des vagues sur le sable ou contre les rochers.
En attendant la rentrée elle pourrait inviter Vincent, leur cousin. Un compagnon pour Alban. Ils s’appréciaient, enfants du même âge, pendant leurs vacances communes.
Vincent est robuste, sportif, halé. Il nage, court, dévore. Excellent exemple pour Alban.
Mais c’est elle qu’il emmène à la plage, c’est elle qu’il poursuit sur le sable.
Elle rit, se dépoussière. Le soir venu il se blottit contre elle, et, mine de rien, c’est vers lui qu’elle se tourne, écarte la mèche rebelle, lisse le front. Il sent la mer, le sable chaud, elle le respire. Il sourit tandis que l’autre, de l’autre côté, se creuse, se ride, rétrécit. Il geint doucement, inodore, il est fade comme la pluie tombant sur des pavés mouillés.
Un soir, elle tressaille, troublée. Cette intimité ne peut pas durer . Elle, aux prises avec ces grands ados, elle doit s’en écarter.
Au matin, Alban dort, Vincent court sur le sable. Il fait gris, l’automne s’annonce. Quelques feuilles tourbillonnent. Elle met des vêtements dans un grand sac, laisse quelques billets près de la cafetière, claque la porte. Monte dans le premier train en partance. Le sud. Que vont-ils devenir ? Elle s’en lave les mains.
Quelques jours plus tard, dans le café où elle prend le petit déjeuner, un journal lui tend la main. Elle le feuillette. Un article, une photo, lui sautent au visage. Saint Brévin. Rue des Saules. Un jeune homme trouvé mort sur la pelouse. Tombé, poussé, jeté par la fenêtre ?
Lequel ?
Elle ne veut pas le savoir. Poussée par elle ne sait quoi, elle se précipite sur les quais. Vite un bateau en partance. S’échapper encore un peu.
Liliane Breton
Le commencement de la fin
— Cette foutue bonne femme ! Elle a le chic pour me gratter là où ça me démange ! Elle ne sait pas les risques qu’elle prend.
Pierre faisait nerveusement les cent pas devant son bureau. C’est vrai que Séverine était agaçante, pourtant, d’habitude, ça glissait.
Mais pas aujourd’hui. Au contraire, il avait l’impression que des griffes s’insinuaient dans sa peau, que des dents lui mordillaient le lobe de l’oreille.
Et elle était là, souriante, aguichante, les yeux pétillants de malice, à le narguer, le provoquer. Elle jouait de sa surexcitation, s’amusait de ses réactions, ou plutôt de ses efforts pour ne pas réagir, de ses tentatives de retour au calme.
Car on a beau dire que les paroles ne tuent pas, vient un moment où un mot, même banal, peut mettre le feu aux poudres. Et on se retrouve à déraper sur la pente du crime.
Des maris qui veulent tuer leur femme, ça existe. On serait même surpris de l’importance du résultat si l’on organisait un sondage. Et pas un sondage-bidon. Du sérieux. Du solide.
Pierre s’assit, ferma les yeux et croisa les mains sur les genoux. Il s’agissait de tenir, de résister aux fantasmes. Un peu de volonté, que diable ! Pas question de s’abandonner à ses bas instincts, surtout comme ça, sans préparation, sans un brin d’organisation. Pas question de se faire pincer bêtement, sans avoir prévu une échappatoire.
Pierre alluma une cigarette. Il savait que Séverine ne tolérait pas que l’on fumât à la maison, mais il avait besoin pour se calmer de sentir la fumée envahir ses bronches, le goût de miel imprégner sa langue.
Il entendit des pas se rapprocher. Sa femme fonçait sur lui pour arracher sa cigarette et la jeter dans la cheminée, où elle grésilla avant de s’éteindre. Toucher à sa clope ! Un crime de lèse-majesté !
Pour Pierre, une barrière avait été franchie, un tabou brisé, libérant ses désirs jusque-là contenus. Les démons étaient lâchés, ça puait le fauve dans toute la pièce. L’homme vit des auréoles de transpiration s’élargir sous ses aisselles, des gouttelettes de sueur coulaient sur son front et venaient lui piquer les yeux, perturbant sa vision. De sa langue, il lécha le liquide salé qui agaçait ses lèvres. Séverine lui apparut tout à coup comme une sorcière, une ogresse qui allait le détruire, le dévorer. Sa décision fut prise, il allait la tuer.
Bon. D’accord. Il allait la tuer. Quelle méthode adopter ? L’étrangler ? L’empoisonner ? Lui planter un poignard dans le cœur ? Mais comment ensuite se débarrasser du corps, effacer les traces, les empreintes ? Il avait beau avoir lu beaucoup de polars, il n’avait pas l’imagination de tous ces auteurs. De plus, il avait horreur du sang -le sien et celui des autres– et n’oublions pas qu’il n’envisageait nullement de se faire prendre.
Une méthode plus discrète, mais laquelle ? L’emmener en balade pour qu’elle se noie dans le petit lac voisin ? La pousser sous un camion ou un train ? Trafiquer les freins de sa voiture ?
C’était encore trop compliqué pour lui. Décidément, il n’avait pas une âme d’assassin. Il se sentait plus à l’aise dans le rôle de victime, de victime passive, un pauvre malheureux qu’on ne respecte pas.
Bah ! Il avait le temps, après tout. Depuis des mois, des années, qu’il subissait, il pouvait bien attendre d’avoir un plan qui tienne la route.
Et il sortit, laissant le champ libre à Xavier qui était depuis fort longtemps très, très proche de Séverine, trop. Un grief de plus à son actif.
Le surlendemain, en rentrant du cinéma, où il venait de revoir pour la énième fois « Les Diaboliques », Pierre trouva le corps ensanglanté de sa femme étalé dans les marches de l’entrée.
Pierre, affolé, se précipita dans l’escalier et arracha le couteau planté dans le cœur de Séverine. Sa petite femme ! Qui avait osé ? Xavier ? Alors, lui non plus ne pouvait pas la supporter ? Il venait en tout cas de lui rendre un grand service.
Mais… mais… et lui, l’imbécile qui venait d’imprimer ses empreintes sur l’arme du crime. Il haussa les épaules, laissa tomber le couteau. D’un geste las, il décrocha le téléphone.
— Allo, Police ?
Qu’on en finisse…
Dans son esprit, tout doucement, s’infiltra la lumière.
Annick
Couleur citron
Avant de la voir, il sentit son parfum citronné. Il pensait cette fragrance d’agrumes l’apanage des hommes. Elle se l’était attribuée. Sa marque ! Ce choix était surprenant. Il n’y avait rien de masculin chez elle. Un besoin de se différencier par une note virile ? Elle en jouait…
En approchant il vit une corolle jaune danser autour de ses jambes perchées sur des talons hauts. Cette robe il la connaissait. Avant qu’elle se lasse de lui, il avait aimé en défaire un à un les petits boutons noirs. Un téléphone collé à la joue, elle marchait à grandes enjambées autour de la pièce brûlante. Le soleil au zénith frappait l’immense vitre dont elle n’avait pas baissé le store. Il dut plisser les yeux pour contempler la déambulation de la femme qu’il était venu surprendre. Avec sa mauvaise foi habituelle, il accusa le soleil de lui troubler la vue. L’émotion n’y était, bien sûr, pour rien !
Brusquement lassé du manège de la femme il renonça et fit demi-tour. Une main sur la fraîche rampe métallique il dévala l’escalier et s’enfuit en direction du bord de mer. C’était marée haute. L’eau léchait les galets. Pieds nus et bas de pantalon roulés, il avança dans les vaguelettes blanchies d’écume, appréciant la fraîcheur de l’eau.
— Romain ! Pourquoi es-tu parti si vite ?
— Louise ? Que fais-tu là ?
— Je t’ai suivi, tout bêtement ! Je te répète ma question, pourquoi es-tu parti sans même m’avoir dit bonjour ?
— Bonjour, chère Louise ! Voilà, c’est fait ! Que veux-tu ?
— Rien ! Même pas faire la paix… Je n’ai jamais été en guerre contre toi. Ou plutôt, si, pourquoi pas : viendrais-tu dîner ce soir ?
— Toi et moi ?
— Non, quelques amis que tu ne connais pas viennent goûter mon célèbre poulet au citron. Ça ne te tente pas ?
— Ma foi… Si tu me prends par les sentiments…
— Disons 20 heures Tu n’as pas oublié le code ?
oOo
Il attendit que les cloches de l’église aient sonné l’heure pour composer le code. Le petit déclic lui donna l’autorisation d’entrer. Il avait toujours aimé l’immeuble où Louise vivait. Un immeuble art-nouveau réhabilité aux normes actuelles. Confort absolu, bruit environnant estompé par des vitrages performants, commodités proches : au fond, ce confort, n’était-ce pas ce qu’il avait le plus regretté après leur rupture ? Quand il s’était retrouvé seul dans son appartement du bord de mer avec vue imprenable il l’analysa impitoyablement: sans charme, sans âme, froid !
L’ascenseur s’élança – silencieux bien sûr – et s’arrêta dans un doux feulement. Il hésita à appuyer sur la sonnette. Pourquoi avait-il quitté Louise, si belle, si intelligente et si bonne cuisinière ? Avec un caractère si fort. Trop fort sans doute… Lui était si peu de chose en regard de ce qu’elle était. Il se sentait – disons les choses clairement – MI-NA-BLE !
Elle l’avait encouragé à surmonter ses complexes. Un peu de volonté, que diable ! En vain. Lui savait bien ce qu’il valait. RIEN ! Il avait préféré abandonner la partie.
Elle ouvrit la porte avant qu’il ait appuyé sur le bouton de sonnette. Le parfum des herbes fraîches mijotant en compagnie du citron dans le vin blanc l’enveloppèrent. Il eut un léger vertige : depuis si longtemps il se contentait de l’absence d’odeur des plats réchauffés au micro-ondes.
— Romain, mon ami, entre, entre donc !
Mon ami ? Un ton condescendant. Elle posait les jalons de leurs retrouvailles. Tant mieux , il n’avait décidément pas envie de reprendre les choses là où ils les avaient laissées ! Jetant un coup d’œil circulaire à la pièce il constata que certains meubles avaient changé de place. Des rideaux perle remplaçaient les rouges. Mais l’ensemble était toujours aussi chic et élégant. Quoique… Cet empilage de coussins bariolés sur l’un des canapés en cuir blanc le choquait un peu. Cela ne lui ressemblait pas.
— Excuse-moi un instant, je surveille la cuisson.
Quelques pas vers la table… et il se dirigea vers la cuisine.
— Tu as dressé le couvert pour deux personnes ? Tes amis se sont décommandés ?
— Non, je n’ai guère d’amis. Pas le temps. Peu l’envie. Ce que je t’ai dit, c’était pour que tu acceptes …
Louise s’approcha de Romain et lui caressa le visage du bout des doigts
— Tu n’es pas rasé ? Aurais-tu des velléités de barbe de trois jours ? Ce n’est pas aussi désagréable que ce que j’imaginais.
Elle l’entraîna vers le canapé aux coussins et se fit tendre et câline. Mal à l’aise, il ne savait que penser. Pourquoi craignait-il un piège ?
— Ce sera bientôt prêt.
Elle se leva, fit quelques pas et revint un coussin à la main. Jaune. Il eut le temps de penser que le parfum de Louise y était accroché. La lumière du soir éclairait la pièce qui en semblait presque dorée.
Brigitte Daubeuf
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Atelier d’écriture (2017)
Sous la conduite de Pascal Millet
Ça ne se passe jamais comme prévu
— Ça ne va pas se passer comme ça !
— C’est quoi ça ? Ça quoi ? Comme ça quoi ?
— Tu sais très bien ce que je veux dire !
— Justement, non ! Que des mots qui ne veulent rien dire, comme d’habitude…
Vexé, Octave charge son flingue et met sa compagne en joue.
Mais elle, elle ne fait que jouer avec les mots et rit au nez d’Octave. Et lui, déconcerté, tire sur les lampes pour se donner une contenance.
Elle l’a rendu furieux avec ses grands airs. Il le sait qu’elle est une jeune fille de bonne famille, qu’elle a de l’instruction, qu’elle joue du piano, assez bien d’ailleurs.
Lui, il l’aime. Hier il a osé lui dire. Tu es si belle…
Il soupire, recharge son flingue et la vise…
— Arrête ! Tu ne fais peur à personne…
— C’est pas à personne que je veux faire peur. C’est à TOI, sale garce ! C’est trop facile d’allumer un type et de se foutre de lui après. Allez, mets-toi à genoux et demande pardon !
— Jamais ! Je n’ai jamais demandé pardon. Je ne vais pas commencer à cause de ton revolver.
— Tant pis…
La déflagration a été assourdissante. Pourtant, bouche bée, Arlette l’a à peine entendue. Accroupie devant le corps d’Octave elle contemple la tête explosée.
— Pardon. Pardon mon amour.
Atelier d’écriture (2016)
Front popu
Chaque année, dans le cadre de Polar à la plage, les Ancres noires proposent un atelier d’écriture animé par un auteur. Ce 10 juin 2016, coup double, nous étions deux, romancier et biographe.
Pour suer sur la copie nous avions proposé un thème: Le front populaire, dont nous célébrions le 80eme anniversaire. A partir de là chacun était libre de délirer comme il le souhaitait. Fiction, récit historique, souvenirs romancés… L’action pouvait se dérouler en 1936 ou à n’importe quelle date pourvu qu’il y ait un lien avec cette période si particulière.
Au départ, les futurs auteurs s’interrogèrent. Ce thème leur semblait contraignant, difficile… Seraient-ils capables de le traiter ? Peut-être avaient-ils déjà une autre idée. Un projet que nous venions détruire avec notre idée saugrenue.
Mais les participants aux ateliers d’écriture sont de vrais combattants. Pas question de céder à la première difficulté. Ils se sont lancés… et nous ont bluffés !
Nous avons sérieusement travaillé pendant cet atelier, mais nous nous sommes beaucoup amusés aussi.
Histoires tendres ou légères, récits à l’humour grinçant, scènes de films noirs : ces nouvelles offrent un éventail éclectique de qui pouvait être fait. Toutes les réalisations ont été partagées par le biais de la lecture et d’une écoute réciproque. Après l’écriture solitaire, nous étions ensemble au théâtre !
L’atelier avait perdu ses murs, victime d’une imagination débridée.
Elizabeth Coquart et Philippe Huet
Les nouvelles des participants
A la Une
Vendredi 3 juin 2016.
Recevoir dans la classe ce vieux prétentieux pour raconter le Front populaire à des gamins de douze ans qui n’en ont rien à cirer… c’est pas gagné.
Mon père m’a tartinée avec ça tous les dimanches soir avant les infos, pendant les infos et même pendant le film de TF1. Je suis sure que monsieur Bartaillon fera un parallèle avec mai 68. En mai 68 j’étais à parcourir la Suisse-Lausanne, Montreux, Genève, Zurich- en Simca, avec un représentant en colle, papier, peinture. Si je lui dis, il s’écroule c’est sûr, et moi je rigole.
Bon, soyons raisonnable, instit presque parfaite, dévouée aux élèves. Introduire de façon intelligente le vieux schnock devant les enfants, les tenir éveillés, intéressés, mettre le doigt sur la situation actuelle …
Ils la connaissent, la vivent au quotidien. Des pères chômeurs, ou grévistes, ou privés de travail à cause d’un manque d’essence, de transports en commun, des barrages sur les routes. Je ne suis pas sûre que ce soit le bon moment. En fait, si, peut-être… La différence c’est que le résultat ne sera pas le même … pas grand chose à gratter… les deux clowns ne lâchent plus rien, ou si peu, au goutte à goutte …
Tandis qu’en 36, une grande page se tournait. Mon père en parle encore, pas le dimanche soir, il ne connaît plus les jours, les mois ni les heures. Il raconte des bribes de souvenirs aux vieux potes, enfin à ceux qui lui rendent encore visite, qui n’ont pas peur de l’entendre dérailler, la voix éraillée, les mots perdus, de le voir les yeux mouillés, la bouche tordue.
Lundi 6 juin.
Les gosses sont calmes, enfin pas plus dissipés que les autres lundis. Monsieur Bartaillon est assis à mon bureau devant des papiers, des journaux froissés, jaunis, d’époque je suppose.
Au deuxième rang, un trou, une chaise vide. Qui manque ? Yohan… Jamais en retard.
Il arrive en sueur, brandissant le journal du jour, les gros titres à la une.
Un jeune homme de dix-neuf ans abattu de deux balles en pleine tête.
« C’est mon frère, Madame, c’est mon frère. C’est pas juste, il était gentil mon frère … il m’apprenait à tirer avec le revolver de mon oncle qui le planquait dans un tiroir le dimanche quand il recevait son fils, celui genre mongol, pour pas qu’il fasse des conneries. Avec mon frère, on tirait sur une cible accrochée sur les arbres en forêt, ou sur les oiseaux pour les faire taire, jamais sur les gens, ou alors pas souvent. Mon frère est sorti samedi soir. A six heures du mat, le lit était vide, j’ai eu peur. Je l’ai guetté par la fenêtre et je l’ai vu se disputer, se battre avec Max, ou peut-être Paulo, ou le monsieur assis à votre bureau, ou Max ou peut-être… Alors j’ai ouvert le tiroir, j’ai pris le flingue, j’ai ouvert la fenêtre. Mon frère il dérouillait, ma main tremblait, à cause des larmes j’ai mal visé. Mon frère plein de sang. C’est pas ma faute Madame. Comme à la télé j’ai essuyé le flingue, je me suis lavé les mains pour enlever la poudre. C’est ça parfois qui trahit, la poudre sur les doigts. »
Johan a continué à parler sans cesse, à divaguer, à accuser Max ou monsieur Bartaillon, la grève, les pompes vides, puis il s’est écroulé, a roulé à terre l’écume aux lèvres, se tordant comme un ver. Monsieur Bartaillon l’a pris dans ses bras, lui a caressé les cheveux, les joues, j’ai appelé le SAMU, fait évacuer les élèves, prévenu la psy de service. Repris mon souffle… fermé les paupières …J’ai juste espéré avoir rêvé.
Liliane Breton
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Congés payés
Mes premières vacances ! je pose le pied sur le quai de la gare de Dinan, triomphalement, en conquérante, habillée en dimanche. Chaussures vernies à barrettes, col marin, petit chapeau rond de paille blanche, cerclé d’un ruban bleu marine… Nous sommes en 1936 et j’ai 4 ans.
Les vacances ne m’avaient pas vraiment manqué les années précédentes, j’étais trop petite. Je restais bien sagement avec maman aux jeux du square Saint Roch, tandis que papa allait travailler à la compagnie Electro Mécanique sur sa petite moto.
Les grèves, les défilés… tout cela m’avait échappé. On m’avait d’ailleurs soigneusement tenue à l’écart de tout remous nocif.
En tant que cadre, mon père était resté en retrait. Bien sûr, il avait ses opinions mais il estimait que son devoir de réserve l’obligeait à les garder pour lui.
Il avait suivi ce qui s’était passé chez Bréguet, aux Forges et Chantiers, aux Tréfileries, dans les autres usines…
Mais maintenant tout est rentré dans l’ordre, l’agitation politique s’est calmée sous le soleil, avec le départ euphorique vers des cieux lointains. La Bretagne, vous vous rendez compte !
Nous nous sommes installés pour une semaine, dans une petite pension de famille à Saint Lunaire et j’ai pu aller clapoter dans la grande bleue en culotte Petit Bateau.
Le troisième jour… la rencontre qui aurait pu bouleverser ma vie. Jean-Pierre, 5 ans , me tourne autour d’un air intéressé. Nos mères respectives, assises chacune sur un banc, à bonne distance l’une de l’autre, contrôlent la situation. Il a l’air charmant ce petit garçon. Un peu plus vieux que moi, c’est parfait, dans les normes. Les filles sont plus dégourdies, plus en avance, c’est connu.
Les travaux d’approche se précisent. Jean-Pierre vient m’aider à construire un château de sable. Les mères se sont installées sur deux bancs voisins. Le lendemain, ce sera sur le même…
Échanges d’information. Mme Vasseur, mère de J-P, nous apprend que la famille habite à Limoges et que son mari travaille aux Extraits Tinctoriaux et Tannants. Mme Lemonnier, ma mère, semble trouver le CV conforme. On n’a pas encore vu les pères qui s’adonnent ailleurs à des activités plus viriles.
Ces dames programment une rencontre pour le lendemain soir, autour d’un apéritif, afin de faire connaissance. Je me souviens, grâce aux photos, de ma mère revêtue d’une jolie robe en crêpe de chine bleu marine imprimé à fleurs, ornée d’un jabot de dentelle en forme de papillon.
Ces messieurs engagent la conversation. La situation politique, bien sûr !
« Ce sale Juif qui nous a mis sous le joug… attaque d’entrée le père de Jean-Pierre… Moi, Monsieur, dans mon usine, je ne me suis pas laissé marcher sur les pieds. Les Bolcheviks, fallait les mettre au pas. Vous même, en tant que cadre, êtes bien d’accord avec moi, M. Lemonnnier ! » Il ne posait même pas la question, tenant pour acquis l’approbation de papa. Par politesse, pour éviter un éclat, mon père a commencé par grommeler des mots incompréhensibles. L’autre, imperturbable, s’enferrait, couvé par l’œil admiratif de son épouse. Son mari était un Croix-de-Feu pur et dur, elle en était certaine. Pas une «Froide Queue», comme les appelaient leurs opposants. M. Vasseur pérorait, clamait ses faits d’armes : il avait réussi à faire virer des délégués syndicaux; avait provoqué une bagarre qui avait conduit deux ouvriers à l’hôpital… «Bien fait pour leur gueule !» Là, son épouse a sursauté, « Pas devant les enfants, Georges ! »
Ma mère, s’est précipitée, m’a prise par la main :
— Allez, au lit Annick, il est tard.
Le problème, c’est que nous n’avions pas encore mangé…
Papa est resté apparemment impassible. Il voulait voir jusqu’où irait son «invité». Mais maman, avant de m’emmener dans la chambre, avait perçu qu’il commençait à perdre son calme.
Et en effet. Georges Vasseur a continué de se vanter. Racontant comment il avait mis en difficulté un chef de service trop indulgent envers les rebelles.
— Celui-là, le voilà renvoyé à la case départ. Ça a fait un bon emploi vacant. J’ai postulé bien entendu…
Là, mon père a explosé. Je n’ai jamais su ce qu’il avait dit, mais les termes employés, n’étaient certainement pas pour les enfants. Heureusement, J-P avait lui aussi été mis hors de portée des éclats de voix.
Le lendemain, papa arborait un superbe œil au beurre noir. Nous avons repris le train 24H plus tôt que prévu. Fini les congés payés.
Et je n’ai jamais revu Jean-Pierre…
Annick Gardin
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Jours de colère
Un vendredi soir, bordel ! Franck Martinez fixe l’horloge murale. Dix-huit heures, vingt-huit degrés à l’extérieur, l’envie exclusive de boire une pression sur la plage. Et il a fallu qu’on lui colle ce petit vieux dans les pattes ! Le pas mal assuré, le vieux s’appuie sur sa canne et manque de chuter à chaque pas. Mais il tient debout, et a, dans les yeux, l’assurance qui manque à sa démarche.
Le petit vieux s’assoit, et pour Martinez le temps ralentit. Le flic, agacé, attaque de front.
— M. Barulski. Vous êtes né le 12 février 1920 à Nogent-sur-Marne. Vous résidez au Havre, 320 rue Félix Faure. Vous savez pourquoi vous êtes là.
C’est une affirmation, pas une question, et pourtant l’autre répond.
— Oui. Mais redites-le-moi quand même.
Martinez soupire.
— Vous êtes là parce qu’un certain René Langevin a disparu, et que, selon plusieurs témoins, vous êtes le dernier à l’avoir vu.
Le vieillard se tait.
— C’était il y a deux jours, Monsieur Barulski. Ses enfants sont morts d’inquiétude. Dites-nous ce que vous savez.
— Morts d’inquiétudes, hein ? Surprenant de voir pour quel genre de type on peut s’inquiéter…
Martinez cale son dos dans le fauteuil. Ça va être long. Adieu la bière en bord de mer.
— Comment avez-vous connu M. Langevin ? demande-t-il.
— Ça remonte au siècle dernier, répond Barulski. Les années trente. A l’époque, je travaillais pour Henri Langevin, le père. J’étais rentré à quatorze ans, manœuvre dans son entreprise de sidérurgie, comme mon père avant moi.
Le policier ronge ses ongles et son frein.
— Venez-en aux faits, M. Barulski.
— Vous voulez que je vous dise ce que je sais ? Je vais y venir. Mais soyez patient, jeune homme. Moi, j’ai attendu toute ma vie.
Barulski prend une longue inspiration…
— En juin trente-six, les choses commençaient à se tendre, à l’usine. La victoire du Front Populaire nous avait donné de l’espoir. Depuis le temps qu’on en rêvait, on allait pouvoir changer de vie. Enfin … c’était ce que mes parents disaient. Parce que moi, à seize ans, je pensais plus à la petite Louison qu’à la lutte des classes. Et puis, il y avait les copains. Surtout des gamins du quartier, des fils d’ouvriers, comme moi. Sauf un. Le fils du patron. René Langevin.
Martinez se redresse. Ça va peut-être devenir intéressant.
— Vous connaissez René Langevin depuis l’enfance ?
Le vieux siffle à travers ses dents.
— A seize ans, je n’étais plus un gamin ! On était déjà des hommes, à l’époque.
Il toise le policier, puis reprend.
— René était un chouette gars. Il était venu jouer au foot avec nous un jeudi après-midi. Un bon attaquant, rapide, qui maîtrisait la balle sur des dizaines de mètres. A dix-huit ans, il était plus grand et plus costaud que la plupart d’entre nous. Ce jour-là, il ne nous a pas dit qui il était. On ne l’a su qu’après, trop tard. Il était devenu notre copain.
En trente-six, on formait une jolie petite bande, Louison, René et moi. Louison avait un don : elle faisait ressortir le meilleur des gens. Belle comme un cœur, elle nous rendait fous. René et moi, on se tirait la bourre pour plaire à la petite. René avait quelques avantages : il était grand, fort, et il avait dix-huit ans. »
Martinez toussote, s’impatiente.
— Les faits, Barulski. Qu’est-ce qui s’est passé avant-hier ?
— Ça vient, jeune homme. Ça vient. René était fou amoureux. A tel point qu’en juillet trente-six, il lui a fait sa demande. Pour de vrai, un genou à terre et tout le toutim. Il lui a tout promis. Un grand mariage, le luxe, les belles robes et la vie facile. Pourtant, aussi fort et riche qu’il était, Louison a refusé de l’épouser. Elle lui a annoncé qu’elle était amoureuse de moi !
Le regard de Barulski, jusqu’alors froid et pénétrant, s’éclaire. Pour un peu, le policier serait presque attendri par ce grand-père qui lui raconte sa première amourette. Presque. Martinez pousse un long soupir. Barulski continue.
— Quand René m’a dit ça, mon cœur s’est mis à cogner plus fort que jamais. René aussi, d’ailleurs. Évidemment, ça a été la fin de notre beau trio.
En août, toute l’usine était en grève. Le père Langevin était furieux. Toute la famille était à cran. Henri voulait un personnel soumis, qui ne fasse pas de vague. René, lui, voulait Louison. Désespérément.
Un soir, il l’a attendue à la sortie de l’usine. Il lui a dit qu’il voulait discuter, qu’elle lui devait bien ça. Il voulait faire la paix. Louison était d’accord : elle lui devait bien ça. Alors, docilement, comme on devait se conduire avec un Langevin, elle l’a suivi dans un bureau dont il avait la clef. Quand elle est entrée, elle a vu deux flûtes et une bouteille de Champagne. « On va boire à notre amitié », a dit René. Du Champagne ! Vous pensez, Louison n’en avait jamais vu de sa vie. Elle s’est laissée servir. Évidemment, la petite Louison a senti la tête lui tourner après la première coupe. A la deuxième, elle a voulu se lever, mais René l’a rassise et resservie. A ce stade, elle n’avait déjà plus la force de résister. A la troisième coupe, Louison s’est écroulée, complètement ivre, et a perdu connaissance. Quand elle a repris ses esprits, elle a éclaté en sanglots. Le fils Langevin l’avait violée, comme un seigneur médiéval une jeune servante.
Elle pleurait encore quand elle m’en a parlé. On n’a jamais revu le fils Langevin après ça. On disait qu’il était monté à Paris, pour faire ses études. Louison m’a tout raconté le 26 août 1936. Elle s’est pendue trois jours plus tard. »
Martinez sent ses nerfs se crisper sous la peau. Cette histoire commence à sentir la mort.
— Bordel, Barulski, que s’est-il passé ?
Barulski sourit.
— Souvenez-vous, jeune homme. Je vous ai dit que notre trio s’était disloqué après le mois de juillet trente-six. Il y a dix jours, j’ai lu dans la presse que Sébastien Langevin devait se marier le 8 juin. Je suis allé devant la mairie, et j’ai guetté la sortie des mariés et de leurs familles. Il y avait un vieillard. Sapé comme un pape, entouré comme un patriarche. Je suis allé le voir. « René ! » j’ai lancé. Il a tourné la tête. On a discuté deux minutes, et je lui ai dit que je voulais faire la paix, après toutes ces années.
« On a convenu de se retrouver dans un restaurant en bord de mer. Ce midi. C’était un repas agréable. On a bu quelques verres de vin. Je l’ai généreusement servi. Quand nous sommes sortis, il ne se sentait pas bien, alors j’ai proposé de le ramener. Inutile de vous dire qu’il dormait avant qu’on arrive en haut de la falaise. »
Barulski s’arrête.
— Et alors ? demande Martinez. Qu’est-ce qui s’est passé ?
Barulski se tait.
— Où est-ce que c’était ? demande Martinez.
— A Etretat, répond le vieillard dans un souffle.
Martinez décroche son téléphone. Barulski a fermé les yeux. Il sourit. A trente kilomètres de là, au pied de la falaise d’Etretat, les pompiers dégagent le corps sans vie d’un vieil homme prisonnier d’une carcasse de tôle.
Romain HUYNH
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La Communion
Jour de communion solennelle. La famille est réunie dans l’école où nous habitons, autour de ma sœur et de mon cousin. Tous deux en aube blanche trônent dans la cantine endimanchée. Mon père et ma mère (instituteurs) sont arrivés au Havre, en réponse à une annonce de parents désireux de créer une école dans la ville détruite. Classe après classe, parents et enseignants l’ont construite avec les italiens. J’aimais apporter les seaux de « colle » aux bâtisseurs à l’accent chantant.
Ce dimanche, autour de la table, Pépère (militant communiste) et son fils (mon oncle, qui se dit mécréant) clament haut et fort leur anticléricalisme. Mère et tante veillent au grain. L’alcool aidant les esprits s’échauffent. Elles ont évité de placer un fervent militant athée à côté d’un pieux catholique traditionaliste.
— On ne parle pas politique, rappelle ma mère.
— Difficile avec toutes ces grèves ! Encore heureux qu’on ait pu passer Tancarville ! Et qu’ j’ai fait des réserves d’essence, réplique Yvon, l’oncle breton.
Les enfants jouent dans la cour à l’ombre des marronniers, en ce jour ensoleillé voire orageux.
— Ne vous salissez pas, lance la grand-mère.
Dans la salle, le repas est bien entamé et bien arrosé. Yvon ne lâche pas le morceau.
— On va droit dans le mur ! De quoi qu’ils s’plaignent les jeunes ? Payer à faire des études ! Est-ce que j’ai fait des études moi ? Non ! J’me plains ? Non ! Les dockers ! Les dockers ! Eux ils travaillent quand ils veulent ! Pareil ! Qu’ils y viennent à la Paillette !
Ma mère :
— Pas de politique ! J’ai dit : pas de politique !
En guise de trêve, la grand-tante Ernestine entonne « l’Internationale ».
Pépère hurle sur le breton, en lui montrant ses mains calleuses par la maçonnerie :
— Qu’est-ce tu crois ? Qu’ chez Thireau-Morel j’ gagne ma vie à rien foutre ?
Mon père tente l’apaisement :
— C’est la fête des enfants ! Calmez-vous !
Un « Toi le cureton ! » jaillit d’on ne sait où. Cris. Prises de mains. Sorties dans la cour.
Les enfants rentrent, apeurés. Mère, tante et grand-mère leur servent le gâteau accompagné d’un « C’est rien, ils discutent fort, c’est tout »… Regard circulaire de ma tante inquiète. La communiante n’est pas là. Pas dans la cantine. Pas dans la cour, ni aux toilettes. Ma mère aux excités bagarreurs :
— Arrêtez ! Arrêtez ! J’ vous dis ! Isabelle n’est plus là ! Faut la trouver. Nous on reste avec les petits.
Les hommes décident d’aller vers l’église et la forêt. Ils appellent :
— Isabelle ! Isabelle !
Les voisins, alertés se joignent à eux. Sur le chemin, les caves des immeubles sont visitées. Rien. L’église est fermée. Derrière ? Rien. Le curé n’a rien vu, rien entendu.
— Com’ d’ habitude, lance mon oncle.
— Arrête ! lui répond mon père.
Petit à petit le silence se fait. L’atmosphère devient lourde. A l’orée du bois, éclairs et coups de tonnerre. La troupe avance sous l’orage. Elle fouille le moindre buisson, s’enlise, s’écorche dans les ronces. Les habits de fête détrempés, se déchirent. Un arbre craque, se fend, foudroyé ! « Isabelle ! Isabelle ! » La battue s’enfonce vers le château d’eau. A son approche, un cri
— Par ici ! Par ici !
Mon père se précipite.
— Un voile ! Le voile d’Isabelle ? Oui, c’est l’sien ! Isabelle ! Isabelle ! J’ t’en supplie ! Isabelle !!!
A son cri désespéré, seuls répondent les grondements célestes.
La pluie dilue toutes traces de passage.
Un voisin évoque alors « le sorcier », un homme d’une trentaine d’années, surnommé ainsi par la rumeur à cause de sa vie hors des sentiers battus. Il vit dans un cabanon abandonné vers les sapinettes. Aujourd’hui encore, la foudre, ça ne serait pas lui qui l’aurait provoquée ? Le groupe accélère. Direction « le sorcier ! ».
Le breton aperçoit quelque chose qui brille dans les herbes. Il s’approche intrigué, prend la chose. C’est une petite croix en or. La brandissant, il crie :
— Tenez ! Regardez ! Un suppôt de Satan ! J’ vous l’ dis.
Mon père se précipite, lui arrache le bijou des mains. Au dos est gravé : « Isabelle 19 mai 1968 ». Il blêmit, serre la petite croix et part en courant, ses larmes à la pluie mêlées. Derrière lui, c’est une horde hurlante qui fonce vers les sapinettes. Boue, racines, ronces, rien ne l’arrête. Le cabanon est en vue. Il faut faire silence, créer la surprise. Les hommes avancent en se cachant d’arbre en arbre et encerclent la bicoque.
Pépère le plus grand, le plus costaud est désigné éclaireur. Le corps plaqué contre l’angle de la cahute, il avance la tête jusqu’à la fenêtre. Il plisse les paupières, aiguise son regard. Angoissante attente des autres prêts à bondir. « Le sorcier » est bien là. Il fait des grands gestes. Pépère tend un peu plus le cou. Dans la lueur d’une lampe à pétrole, une ombre bouge, se rapproche. Pas très grande, elle danse. « On dirait Isabelle ! Qu’est-ce qu’elle a fait de son aube ? Quoi ? Elle fume ! Elle passe sa clope à l’autre ! » Stupéfait, Pépère lève les bras.
Son geste pris pour signal, la meute déferle vers le cabanon, défonce la porte, casse, saccage.
« Le sorcier » hurle en se protégeant de ses bras, l’ombre crie et tente de se cacher.
Mon père l’empoigne, l’entraîne dehors. Elle résiste. Coups de poings. Coups de pieds.
— Arrêtez ! Arrêtez !
Sourd à ses suppliques, mon père interroge :
— Où es ton aube ?
— J’ai pas d’aube ! Au s’cours !
Stupéfaction ! L’ombre est une adolescente aux yeux bleus. Isabelle a les yeux bruns.
— Isabelle n’est pas là ! Ce n’est pas elle ! Revenez, crie mon père aux autres.
Il reprend
— Où est-elle ? Tu la connais ? Hein ? Tu la connais ?
L’adolescente tremble, baisse les yeux, murmure :
— Oui j’la connais.
Mon père se penche, lui serre le bras fermement, la secoue.
— Tu l’as vue ? Tu l’as vue ? Réponds !
— J’peux rien dire. Elle est venue c’est tout. Après j’sais pas.
Puis, sournoisement, elle susurre :
— Ta fille, elle nous vend du hasch…Va voir chez toi.
Lui, abasourdi, lâche sa prise. Elle, détale à toutes jambes. Lui, le regard fixe, marche droit devant. L’oncle breton le rejoint. Un laconique : « C’est pas Isabelle, » répond à toute tentative de discussion.
Le breton rameute les casseurs éméchés et la même incantation hurlée et répétée, raisonne dans la forêt, « c’est pas Isabelle, c’est pas Isabelle ». Tous déguerpissent sans se retourner…
Dans le journal du lendemain on peut lire « Fin d’après-midi d’hier : incendie d’un cabanon dans la forêt de Montgeon, un homme retrouvé blessé. Foudre ou crime ? L’enquête est en cours. »
Marie-Odile Nicolle
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Mémoire d’un salaud
– 2 fois 2 : 4, 3 fois 3 : 9, 4 fois 4 : 16, 5 fois 5 : 25, 6 fois 6 : 36… Eh ! Pépé ! Tu es parti où ? Pépé ! Tu m’entends ? 6 fois 6, ça fait bien 36 ! Tu ne bouges plus la tête comme tu fais depuis le début. Tu m’entends plus pépé ?
Et la petite fille passe la main devant les yeux du vieux monsieur.
– Heu ! 36 ? Oui ! C’est bien ça Marion ! 36… C’est bon pour aujourd’hui, laisse-moi maintenant ! Pars ! Pars vite !
Elle était restée droite, ses grands yeux verts me fixant et ses couettes me chatouillant les doigts…
« 36. Je m’en souviens très bien. J’étais jeune chez Bréguet. On fabriquait des hydravions. J’avais 18 ans. Et aujourd’hui… Triste vie ! Et voilà l’infirmière qui revient m’emmerder ! Toilette du soir ! La barbe ! »
– Monsieur Henri, faut vous lever ! Allez un effort ! Alors on a eu sa petite fille aujourd’hui ? Elle est mignonne !
– Elle m’emmerde !
– Vous êtes un vieux grincheux ! Allez ! Votre cachet : 36 mg de Donépézil.
« 36… Ah ! La belle époque ! Bréguet ! 18 ans. Et le fameux 730… Drôle de projet au demeurant. Les gens avaient eu peur en voyant tant d’ouvriers battre le pavé des rues du Havre. Je m’en souviens encore. Les volets de bois se fermaient sur les vitrines. »
– Monsieur Henri, la soupe !
– J’en veux pas de votre soupe dégueulasse ! Foutez-moi le camp. Moi, en 36, madame ! Moi…
– Ah ! En 36 ! Vous me faites rigoler Monsieur Henri. Regardez mes conditions de travail, je sers des vieux grincheux comme vous pour 1136 € par mois !
« 36… PPF ! Dans la manif, que du rouge. Mon frère m’y avait fait adhérer au Parti Populaire Français. Sales bolcheviques, sales judéo-maçoniques ! »
– Allez ! Extinction des feux, Monsieur Henri. Je n’ai pas vu votre petite fille ressortir aujourd’hui.
– C’est une casse-pieds ! Au diable !
– À demain. 6 h 36 exactement Monsieur Henri.
« 36… Dans la manif, il fallait percer du bolchevique ! Mot d’ordre du PPF : Tuer du communiste pour faire valoir la vraie force française vers le rapprochement allemand. Une minorité, ces frontistes ! La vraie force, c’était nous ! Les vrais Français, ceux qui voulaient relever la France !»
– Bonjour, Monsieur Henri ! C’est bien mercredi à 9 h 36 que votre petite-fille vient, je crois. Elle va encore vous réciter ses leçons la petite.
– Quelle peste ! Elle viendra peut-être pas.
– J’ouvre la fenêtre, ça sent pas très bon aujourd’hui dans votre chambre. Je mets de l’aérosol aux 36 plantes pour parfumer.
« 36… C’est là dans la manif que j’ai planté le grand Mathieu. J’ai jamais pu le sentir ce putain de rouge ! Il marchait devant moi et d’un coup, ma lame avait heurté sa colonne vertébrale. Il s’était retourné et droit dans les yeux, je la lui avais enfoncée en plein ventre. Puis je crois que le cortège lui était passé dessus. Sacrés camarades ! »
– Et bien Monsieur Henri ! Repas. Purée saucisses. Mais votre petite fille n’est pas venue aujourd’hui ?
– Tant mieux !
– 36 mg de Donépézil !
« 36… Après le grand Mathieu, j’avais eu la charge de rester au quatrième jour à l’usine. Ordre du PPF : liquider l’ingénieur Maurice ! Et la petite qui traînait dans l’atelier, la fille de l’ingénieur. Elle était si jolie, cheveux blonds, petites tresses… »
– Collation, monsieur Henri. Vous n’avez pas eu la visite de votre petite ?
– Tant mieux !
– Aujourd’hui, vous avez le droit à la boite de 36 biscuits pour la collation.
« 36… Il tournait autour du projet 730. Je me suis approché et avec la lame de mon tournevis… En plein ventre ! Puis je l’avais ressortie et re-rentrée, 3 fois de suite. Et la petite ? Elle avait tout vu… »
– Bonjour Monsieur Henri.
– Un docteur maghrébin ! On aura tout vu !
– Je sais, Monsieur Henri , si vous aviez encore votre force, vous m’en feriez voir 36 chandelles.
« 36… La petite avait disparu. Ils l’avaient cherchée… Oh ! Ils avaient trouvé le Maurice au pied du projet 730. Mais la petite, jamais ! Et de l’usine Bréguet la révolte avait grondé et puis, les dockers s’y étaient mis… Bref, ils ont pensé qu’elle avait assisté à l’assassinat de son père et qu’elle s’était enfuie. Après, avec les émeutes extérieures… »
– Vous n’avez pas eu la visite de la petite aujourd’hui, Monsieur Henri ? J’ouvre la fenêtre, quelle odeur !
– Faites !
– Vous avez vu dehors, les manifs, Monsieur Henri ? Revoilà 1936 !
« 36… Je me souviens bien du regard de la petite quand elle m’a vu planter son père. Ses grands yeux verts, tous grands ouverts, elle était restée figée. Je m’en étais approché et j’avais appliqué mes deux mains autour de son petit cou. Il était si chaud. Ses couettes blondes me chatouillaient les doigts. Puis d’un geste vif, j’avais serré. J’avais senti sa trachée casser sous mes doigts. Elle ne s’était pas débattue. Puis d’un coup, elle était devenue chiffon. Comme Marion, je l’ai ramassée et je l’ai cachée dans un placard. Faut dire que Marion lui ressemblait étrangement ! »
Geoffrey BULAN
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Meurtre au château
Au Vautuit, petit village du Pays de Caux.
Madame de Chanteloup est aux cents coups !
« Inquiète, je suis vraiment inquiète, confie-t-elle à son mari. Voilà plusieurs jours que nous n’avons pas vu la baronne Alice. Elle s’est volatilisée ! Oui, c’est le mot, vo-la-ti-li-sée ! Elle n’est pas venue au bridge jeudi dernier, alors je suis allée au château prendre des nouvelles. Eh bien figurez-vous, cher ami, on la cherchait depuis le matin. Trois jours sont passés et personne ne l’a revue.
Evidemment, les gendarmes ont été prévenus mais rien, absolument rien ».
Depuis une semaine, madame de Chanteloup délaisse le bridge. Elle, si assidue ! Rien ne l’avait encore arrêté, même pas la grippe de sa petite dernière.
« Je suis effondrée, cher ami, vraiment effondrée ».
« D’ailleurs, tout va mal, ajoute-t-elle éplorée. Les domestiques réclament leurs congés. Non, mais c’est incroyable, vraiment, dans quelle époque vivons-nous ! Madeleine, notre cuisinière est partie ce matin à vélo avec son amoureux, Henri le jardinier. Oui, vous avez bien entendu, le jardinier d’Alice » !
« Mais quel toupet ! Sa patronne disparait et lui, il part en vacances !! Ah ! Vraiment, je suis dépitée ».
***
De leur côté, Henri et Madeleine pédalent avec entrain. Ils vont enfin voir la mer.
La mer, il parait que c’est immense, bleu comme le ciel, salée et bourrée de cailloux.
Des rêves plein la tête, les amants arrivent à Veulettes, épuisés mais heureux. Ils sont ébahis par cette immensité que, bientôt, ils apprivoisent. Et les jours suivants, ils les passent à s’aimer et faire trempette dans l’eau.
***
Au manoir de la baronne Alice, les événements ont pris une tournure dramatique.
Les gendarmes ont repêché un corps défiguré dans l’étang. Alice ? Tout semble l’indiquer.
Un meurtre ? Quel mobile ?
Aucun vol majeur n’a été constaté.
Les bijoux sont dans le coffre,
L’argent est à la banque,
Les tableaux sont toujours accrochés à leur place, pas de traces suspectes aux murs.
Il manque juste le vélo. Mais, on ne tue pas une baronne pour un vélo !
L’enquête s’annonce difficile.
Les gendarmes commencent par interroger les proches. Rien ne semble anormal. Aucune piste ne se dessine. On peut seulement constater l’absence du jardinier parti en vacances. Eh oui, nous sommes en 1936. La loi des congés payés vient d’être votée.
Les jours passent et l’enquête piétine.
Dans les instances supérieures, on s’agite, on s’affole. Qui a tué Alice la belle-sœur du Préfet ?
Il faut qu’une tête tombe !
Le sourd et muet du village, qui n’a pas d’alibi, fera le coupable parfait. Il ne sait pas écrire, il ne pourra pas se défendre !
***
A Veulettes, après quelques jours de roucoulade, les amants se font des confidences. Henri avoue le meurtre accidentel de sa patronne : «Elle voulait m’empêcher de prendre le vélo, pour venir te rejoindre, mon amour».
Il est soulagé maintenant. Son secret était trop lourd à porter.
Les congés payés sont finis, il est temps de rentrer. Henri appréhende son retour au château. Mais sa décision est prise, il va se dénoncer. Ces quelques jours de l’été 36 avec Madeleine, resteront une belle parenthèse…
Lorsque les amants arrivent à Yvetot, une rencontre impromptue change le cours de leur destin.
Le boulanger, jamais avare de commérages, leur annonce la pendaison imminente d’Albert, « l’idiot du village, qui a tué la baronne».
L’occasion est trop belle. Après tout…
Et en septembre, tout le village célèbre les noces d’Henri et Madeleine. Une fête magnifique, exactement comme ils l’avaient rêvée pendant leur escapade.
Véronique Feray et Véronique Rioult
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Ridicule
Le jeune homme gisait à terre. Inconscient. Figé dans la pause. Le bras en l’air. Protection ridicule contre la barre de fer qui s’abattait. La tempe rougie.
Décor sombre en premier plan. Arrêt sur images. La mer à deux pas, juste au dessus des rochers. Agitée.
Tension extrême, palpable, dans cette petite station service balnéaire.
Dans quel monde vit-on ? Inacceptable !
Si encore nous étions en 36. On aurait presque pu comprendre cette violence, alimentée par des mois de tension.
Mais cette violence là… gratuite ?
Fallait il en venir aux mains pour quelques litres de cet or noir ? Le besoin était il vital ? Le partage raisonnable impossible ?
Cela sidère et fait mal surtout. La bascule est si rapide.
La journée promettait pourtant d’être belle. Tout à l’heure.
Le soleil s’en fiche bien et continue de pointer ses rayons matinaux sur la scène, inonde la masse à terre, indifférent à la douleur, aux visages et aux corps…
L’utilitaire s’était garé le plus à gauche. Pour être plus vite reparti.
Son conducteur, un homme fort, en tenue d’ouvrier, légèrement trapu, en était sorti d’un bond. Comme propulsé par ces 2 heures d’attente, au pas, roue à roue, en file indienne, obnubilé par l’atteinte d’une pompe qui ne se fermerait pas au dernier moment, vidée…
L’écriteau bien en vue, police large, grasse, soulignée. « Au regard des restrictions, nous remercions notre aimable clientèle de ne pas effectuer un approvisionnement de plus de 20 litres »…
Rictus. Buté sur le mot « aimable », en caractère plus gros encore. Et puis quoi encore ? Il s’en fichait bien, après 2 h d’attente. Et son patron encore bien plus. Et la semaine qui s’apprêtait à être chargée.
N’ont qu’à aller se faire voir ailleurs, les autres.
La main calleuse a saisi la lance. Gasoil. Le liquide a coulé, à petits jets, retenus.
L’homme a commencé à se détendre. C’est bon., il n’y aura pas de chômage cette semaine. Il va pouvoir assurer. Et il pourra peut être même offrir cette paire de pompes à son fils, et faire taire ses petits gosses de riches qui le trouvent vraiment mal sapé…
Un soubresaut soudain dans la main. La lance qui toussote, semble hésiter à s’arrêter si brutalement, se décide enfin… dans un râle.
L’homme insiste, accentue la pression. Sans succès. Le regard vide se pose sur les chiffres qui ont cessé de s’emballer. 20 litres. La machine a sa propre vie, elle dicte le possible. Et vous remercie. Insupportable.
L’homme sent l’agacement le gagner. 2 h pour ça. A peine de quoi rentrer au dépôt et sûrement pas pour tenir jusqu’à vendredi !
Il raccroche la pompe, l’insulte dans sa tête. Il semble se soumettre.
Le moteur de la voiture derrière lui se met en marche, un petit coupé qui lui signifie de laisser la place.
L’homme lève les yeux vers le conducteur. Un « gamin », style fils à papa, bien né. Une vraie caricature ! Bronzé, polo nickel, lunettes de marque, musique hurlante, voiture qui attire les filles. Un de ceux qui rabaissent son gamin, qui le font se sentir plouc.
Ah non, ce n’est pas ce mec là qui va lui prendre ses 20 litres !
La détermination est revenue d’un seul coup. Portée par une sourde colère et un trop plein de frustrations.
L’homme reprend le pistolet en main. L’insère dans le réservoir. Pied de nez. Le flux revit…
L’homme tourne le dos à la voiture qui klaxonne stupidement. Il est sourd, égoïste. Il s’en fout…
Une porte claque, le gamin descend, l’interpelle. De près, le contraste est encore plus saisissant. Le môme bien droit, trop clean, presque poli au delà de tout et de tous…
Le ton monte. Frôle l’insulte.
Les yeux du gamin se sont ils arrêtés trop longtemps sur le bleu de travail, les ongles noirs, ou y a-t-il finalement eu un pas de recul ?
L’homme lâche la pompe qui se détend dans un bruit sec. Il se baisse dans son utilitaire et en ressort une barre de fer dans la main.
Le gamin n’insiste pas, ses yeux parlent pour lui, deux mots s’échappent « C’est ridicule ! » avant de tourner le dos au mec fêlé qu’il ne prend même pas au sérieux…
Ce mot agit comme une gifle. La gifle de sa femme lorsqu’elle est partie le mois dernier. Le même mot « ridicule ». Toute la colère qu’il avait pu retenir depuis éclate en silence.
Les coups s’abattent sans même prendre le temps d’être suspendus par un souffle.
La barre de fer a produit un son sourd, crispant, en atteignant le sol goudronné,
lorsque la main s’est enfin décrispée…
Au ralenti.
Caroline Leuridan
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Sur tous les fronts
Mai 1936
Yvon avait seize ans. Enfin, presque seize ans. Il s’en fallait de trois mois. Le 31 août, il les aurait. La Révolution était à sa porte et on lui refusait d’y prendre part. pour trois petits mois !
Quand il avait été question d’occuper l’usine Mazeline les vieux l’avaient refoulé. « T’as pas 16 ans mon gars. C’est la règle ! ». Vexé et en colère il était rentré chez lui. Chez ses parents. Sa mère avait été soulagée. « T’es trop jeune mon petit … ». Mon petit !!!
Pour le consoler elle avait enveloppé dans un grand torchon et posé dans un panier des crêpes comme elle savait si bien les faire. Et l’avait envoyé les porter à ses camarades qui occupaient l’usine. Elle, la Bretonne si catholique, voulait soutenir les ouvriers dans leurs revendications.
« Tu leur diras que tant que j’aurai de la farine je leur fournirai des crêpes. Alors, qu’ils aillent pas bloquer les moulins, hein ! »
Tous les jours il accrochait le panier à la ficelle que les vieux faisaient glisser le long du mur : pas question d’ouvrir la porte …
Une blondinette au regard clair le regardait faire. Il la trouvait plutôt à son goût. Trop jeune peut-être pour occuper une usine mais pas pour engager la conversation avec une jolie fille.
Tous les jours un garçon d’au moins 18 ans se mettait à la fenêtre et échangeait avec la jeune fille des regards qui en disaient long sur leur relation. Il avait l’air très amoureux : chaque jour quand elle partait il criait son nom … « Paulette ! »1 Elle lui envoyait des baisers en murmurant « Norbert … »
Yvon sentait du désespoir dans la voix de Norbert. Mais pas dans celle de Paulette ! Pourquoi s’enfermer dans une usine quand on peut s’occuper d’une si jolie fille ?
Les grèves, les gros titres du journal local et les manifestations à Franklin… lui même, au fil des jours, les oubliait un peu. Il retrouvait ses potes au stade des Neiges pour jouer au football. La blonde Paulette venait parfois « encourager un cousin ». Qui en était le premier surpris !
Je ne vais pas vous étonner : un jour bien sûr, Yvon la raccompagna. Et un autre jour, elle « oublia » d’aller au rendez-vous au pied du mur. Allez savoir comment les nouvelles arrivaient dans l’usine occupée… Bien sûr, les grévistes savaient exactement où en étaient les négociations, qui avait décidé et fait quoi. Bon, ça, je n’y vois rien à redire. Mais comment ont-ils su que Paulette passait beaucoup de temps avec Yvon ? Qui s’est dévoué pour que Norbert l’apprenne ?
Les plus belles choses ont une fin. Même les grèves… Norbert est sorti de l’usine avec les camarades. Ils avaient gagné. Finalement, les patrons ne seraient pas pendus par les boyaux à des crocs de boucher. Ils avaient cédé, les quarante heures, les quinze jours de congés payés… Mais Norbert n’avait pas envie de faire la fête avec les copains. Qu’est-ce que Paulette trouvait à ce gamin de même pas seize ans ?
Il savait presque tout de lui. Des bons copains s’étaient chargés de le renseigner. Il le suivit jusqu’à la rue Jules Simon. Au 32. Une petite bicoque, au milieu d’autres bicoques. Un repère de Bretons, venus prendre le travail des Havrais. Et maintenant leurs femmes.
Il le suivit jusqu’au stade, il le suivit sur le port. Il le suivit sur les quais quand Yvon, en sortant de chez Mazeline, allait ramasser de ci de là des bananes, du café vert, tout ce qui pouvait aider sa mère à améliorer l’ordinaire …
Norbert l’a vu s’enfuir quand un type de la Sécurité du Port l’a poursuivi à vélo. Un des SP à réputation de brutes. Il a vu le gosse sauter à l’eau. Il l’a vu se débattre dans l’eau sale.
Il s’est assis sur une bite d’amarrage et a regardé Yvon couler.
C’est le SP qui a sauté et a ramené Yvon sur le quai. Des témoins l’ont aidé. Le flic a maîtrisé Norbert qui cherchait à s’enfuir. Jugé pour non assistance à personne en danger, le jeune homme a été condamné à cinq ans de prison.
Paulette ne l’a pas attendu : elle est partie pour Paris, chercher le bonheur et la fortune.
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Mai 1968
Yvon aura quarante-huit ans dans un peu plus de trois mois. Le 31 août. La rue est en effervescence. Dans les ateliers de la Transat, il est question d’occuper les locaux. Sans hésiter, il embrasse sa famille et part, un duvet sous le bras, prendre sa revanche.
Le soir même il revient.
« Ils vont faire des tours de rôle. On occupe douze heures et on rentre chez soi pour vingt-quatre heures. Ils se foutent du monde ! »
Sur ces belles paroles il décroche les volets pour les repeindre, en chantant comme toujours quand il bricole. Cette fois-ci il sifflote avec Yves Montand « A bicyclette ».
Brigitte Daubeuf