Cinquante ans déjà pour l’Ibis Rouge de Jean-Pierre Mocky. A cette occasion, l’association les Ancres Noires vous invite à une séance cinéma animée par ses soins au cinéma Le Studio, vendredi 14 novembre 2025 à 20h30.



Ci-dessous, vous retrouverez les notes de Patrick Grée à propos de Jean-Pierre Mocky et de quelques adaptations de romans policiers par des cinéastes contemporains de la Nouvelle Vague.
Comme les cinéastes phares de la Nouvelle Vague, Truffaut, Chabrol, Godard, Jean-Pierre Mocky était lecteur assidu de romans policiers. Claude Chabrol en fit une de ses marques, au même titre que la bonne chère ou la convivialité. Il abordait volontiers ce sujet dans ses interviews et couronna cette expertise d’un titre de directeur de collection auprès de son complice François Guérif, expert en la matière.
La collection » Série noire » devint rapidement dans les années 50 un signe de reconnaissance culturel et la préférée de la plupart de ces jeunes cinéastes, au point d’apparaître, avec sa couverture facilement identifiable, dans leurs films, qu’ils relèvent on non du genre policier. A coté des adaptations distanciées de Chabrol, Truffaut, Godard, des réalisateurs de la même génération mais n’appartenant pas à la vague officielle (malgré des préoccupations parfois très proches : attention à la jeunesse, ton et forme plus “frais”… ), tels Michel Deville ou Jean-Pierre Mocky portèrent à l’écran bon nombre de polars en se réclamant gros lecteurs du genre. Deville, ancien assistant de Decoin (lequel adapta Simenon, Jacques Robert, Auguste Le Breton, Boileau-Narcejac), revisita les univers de Pierre Lesou (irrégulier de la « Série noire « ) avec Lucky Jo, Roger Blondel (irrégulier tout court, auteur de S.F. au Fleuve noir) avec Le Mouton enragé, René Belletto (lui-même décrypteur du genre) pour Péril en la demeure, voire le méconnu mais apprécié des amateurs Franz Rudolph Falk avec son Paltoquet ; à côté de la très célébrée Patricia Highsmith (Eaux profondes) il braqua le projecteur sur le trop peu lu Andrew Coburn grâce à sa magnifique adaptation, Toutes peines confondues. A l’instar de ses cousins de la Nouvelle Vague et à la différence de son ancien patron Decoin, Michel Deville utilisa le matériau de ces romans pour le refondre en un métal plus incisif, moins fruste aux yeux d’un public qui se renouvelait et devenait plus exigeant. Il appréciait réellement ces auteurs mais considérait, comme Truffaut, qu’il était nécessaire de les renouveler, et surtout de se les approprier (voir l’interview télévisée de ce dernier à la sortie de Tirez sur le pianiste). Les deux réalisateurs eurent recours à un humour décalé ou primesautier (Tirez sur le pianiste, Lucky Jo) mais surent adopter un ton plus grave (La Sirène du Mississipi, Eaux profondes, Toutes peines confondues).
Sans doute la palme de la variété et de l’originalité des choix au sein du corpus policier revient-elle à Michel Deville, même si Claude Chabrol témoigne d’un bel éclectisme, oscillant de Charlotte Armstrong (Merci pour le chocolat), tenante du suspense psychologique qu’il aida à redécouvrir, au père du néo-polar, Jean-Patrick Manchette, behavioriste convaincu (Nada), en passant par Richard Neely (Les Innocents aux mains sales) pur orthodoxe de la « Série noire », avec une halte méritoire mais pour le moins oubliée du coté d’Ed McBain (Les Liens du sang) que les thuriféraires du romancier comme ceux du réalisateur préfèrent passer sous silence… et bien sûr Simenon, nommément (Les Fantômes du chapelier) ou par l’ombre portée sur certains des derniers films. S’il se collète volontiers à des besognes alimentaires aux résonances viriles avec ses Tigre (il ira même jusqu’à s’en vanter), il revient régulièrement aux maîtres du suspense psychologique comme Ellery Queen (La Décade prodigieuse), figure emblématique de cette veine poussée à ses confins quasi métaphysiques ; tout près, les univers feutrés et étouffants, innervés de sourde perversité, des reines du crime Patricia Highsmith et son épigone Ruth Rendell (Le Cri du hibou, La Cérémonie), relèvent donc chez lui d’une dilection particulière. Le petit écran n’oublia pas (à moins que ce fût l’inverse) ce boulimique de la pellicule : il y transcrivit le nuancier blême et déliquescent du génial William Irish qui eut aussi deux fois la faveur de François Truffaut.
Chez les deux fans le suspense psychologique côtoie naturellement le noir pur qui sont deux écoles souvent antagonistes aux lectorats distincts : sachons leur gré de cet œcuménisme et de la façon dont chacun à sa manière malaxe l’épaisse pâte noire. La désinvolture souvent décriée de Chabrol nous vaut tout de même ces pépites, baroque ou simplement déconcertante, que sont La Décade prodigieuse et Les Liens du sang.
Si l’on peut considérer les inspirations polardeuses du trublion Godard comme de purs prétextes, n’oublions pas que nous lui devons une adaptation, approximative certes, du très décrié James Hadley Chase pour la belle et audacieuse (à l’époque) collection Série noire de TF1 dans les années 80, Grandeur et Décadence d’un petit commerce de cinéma, avec Jean-Pierre Mocky (!) en producteur douteux, et qui dut surprendre plus d’un téléspectateur mais qui témoigne de l’intérêt constant du cinéaste pour les différents médias filmiques et d’une belle fidélité (proportionnellement) à la » Série noire » de Marcel Duhamel (c’est au moins la quatrième fois qu’il fraye avec un auteur de l’écurie Gallimard). A bien y réfléchir ceci n’est peut-être pas un hasard : le cinéaste “subversif ” se retrouvait sans doute dans le promoteur historique d’une littérature populaire revendicatrice.
Mocky ici donc pertinemment introduit : fin lecteur de romans policiers, comme les gens de la Nouvelle Vague, aime les rafraîchir à l’aune de sa persona. Une relecture plutôt farcesque qu’humoristique ou distanciée sera donc de rigueur. Rappelons vite le goût du réalisateur pour le populaire et l’étrange ainsi que sa proximité de marginal revendiqué avec la personnalité d’un Jean-Luc Godard. Il débute sous le signe de Franju qui réalise à sa place La Tête contre les murs, lequel se déroule dans un asile d’aliénés (scénario de Mocky d’après Hervé Bazin). Les personnages marginaux siéront comme un gant à cet anar truculent qui affectionne les ambiances troubles aux limites du fantastique. Sa collaboration avec André Ruellan, auteur (sous le pseudonyme de Kurt Steiner) de romans de S.F. et d’horreur pour le Fleuve noir, est à cet égard significative, ainsi que son adaptation parodique de Jean Ray, La Grande Frousse ou la Cité de l’indicible peur ou même Litan, dans une trop rare veine poétique et un registre plus ouvertement » premier degré « . Litan faisant quasi-exception, tout film de Mocky à un moment ou à un autre se moque et pratique le second degré : mise en scène bricolée, seconds rôles fétiches semi-professionnels tirant sans cesse vers l’absurde, un plaisir enfantin à déréaliser une scène de course-poursuite où les protagonistes s’envoient les éléments du décor à la figure comme de grands dadais, sans que ( afin que ?) on ne puisse y croire un seul instant ; cassant inlassablement le beau train électrique du cinéma. C’est dire si, à côté des accents anarcho-romantiques de Solo, L’Albatros, L’Ombre d’une chance, (et que l’on peut retrouver égrenés tout au long de son œuvre, certes), la dominante sera à la déformation, virant souvent au grotesque, au point que le spectateur le plus favorable en vienne à se désister ( pour moi ce sera La Machine à découdre). Ici on délaisse la parodie : le loufoque devenant permanent, intrinsèque à la démarche du réalisateur, indépendamment du genre et de la distance prise avec celui-ci.
Dans la filmographie de Mocky la proportion de films tirés de romans policiers est surprenante et, combinée aux polars à scénario original, constitue un monolithe d’anthracite qui nargue le pan des comédies pures. Les adaptations sont quasiment toutes issues de la « Série noire » que les cinéastes de cette génération et de cette mouvance semblent bien privilégier (un peu isolé, Noir comme le souvenir de Carlene Thompson est paru à La Table ronde en 1991). Mocky, lui aussi, louvoie au sein même de la « Série noire » entre des romans renommés (les excellents: Il gèle en enfer d’Elliott Chaze, La Machine à découdre de Gil Brewer, et même le moins connu Le Canard du doute d’Harrison Judd, à l’écran Le Témoin) et des titres qui témoignent d’une curiosité informée : A mort l’arbitre ! d’Alfred Draper, L’homme qui aimait les zoos de Malcolm Bosse, au cinéma Agent trouble. (Le lecteur averti ne peut que saluer la pertinence de ses choix ! ) Là où le bât blesse, au regard de l’amateur de noir sinon du cinéphile, c’est quant à la métamorphose opérée par le réalisateur-scénariste. On l’a vu, la transsubstantiation du matériau brut est régulière chez les jeunes cinéastes de l’époque, quitte à décevoir les lecteurs puristes. Et pour certains d’entre eux elle prendra des allures de jeu de massacre, ils n’y trouveront pas une “autre” forme d’imaginaire noir, mais une absence totale de leurs figures favorites et de l’esprit supposé hanter toute œuvre noire digne de ce nom : voir la déception d’un Guérif face à la trahison de Robert Altman (Américain de surcroît) pour son Privé. Et il est loisible de regretter, selon l’importance ou l’affection que l’on accorde à tel ou tel roman, la dénaturation opérée par le réalisateur, ses transpositions peu inspirées : la dimension de critique sociale d’une Angleterre gangrenée par la violence (celle des hooligans en l’occurrence) fait forcément défaut à son adaptation de A mort l’arbitre ! et la valse hallucinée des bulldozers dans la séquence souterraine comble-t-elle cette absence ? Truffaut avait raison : fidèle ou infidèle peu importe, ce qui compte c’est de faire aussi bien, aussi fort, différemment ou pas. Force est de constater que ce n’est pas toujours le cas chez Mocky et qu’il faut abandonner bien des préventions, bien des affects, et se “mockyser” littéralement pour goûter ses fulgurances. Las ! j’y échoue lamentablement face à La Machine à découdre : le scénario improbable, l’interprétation tout autant, me l’interdisent, parmi bien d’autres répulsifs. Le trouble ressenti à la lecture de L’homme qui aimait les zoos ne trouvera pas d’équivalent dans l’impertinence du réalisateur ni dans son détournement judicieux de l’image des vedettes ici conviées.
Mais …il y a L’Ibis rouge (l’autre adaptation d’un roman n’appartenant pas à la fameuse » Série noire « , La Bête de miséricorde de Fredric Brown). Sans doute l’œuvre polymorphe de l’écrivain, riche de variations d’un opus à l’autre mais aussi de ruptures, de dissonances à l’intérieur d’un même roman, se prêtait-elle mieux à l’irruption de l’incongru chère au réalisateur. Certes l’efficacité narrative de Brown ne se retrouvera pas chez Mocky, partisan radical du décousu (celui du scénario comme celui de la machine promise à cet usage). Mais le roman et le film sont tous deux zébrés de folie furieuse, de disruption mentale – ce en quoi la présence de Michel Simon n’est pas étrangère. Et là, une interrogation m’assaille : pourquoi donc Mocky n’a-t-il pas adapté Siniac ? Trop proche ?
N.B. Il va sans dire que dans ces notes, je ne cherche nullement à être exhaustif ni même vraiment précis : les adaptations des cinéastes évoqués ne sont pas toutes là et je ne donne pas systématiquement les titres français des films et romans lorsqu’ils diffèrent ou pas (encore moins les titres originaux des romans). Pour les amateurs de ce genre de détails (dont je suis) je puis rappeler que Michel Deville commença sa carrière par la coréalisation (qu’il préférait oublier), avec le comédien Charles Gérard, d’un polar très « années 50 » pour le coup, Une balle dans le canon d’après Albert Simonin.Toujours autour de Michel Deville (cinéaste sous estimé) je me permets d’ajouter que sa coscénariste Rosalinde Dammame se souvenait (lors d’une conversation privée) avoir beaucoup élagué, pour le porter à l’écran, le roman de Patricia Highsmith, Eaux profondes, auquel elle trouvait des longueurs, rejoignant en cela l’auteur de ces lignes.